- CHICAGO (ÉCOLE DE)
- CHICAGO (ÉCOLE DE)Depuis sa fondation à la fin du XIXe siècle, l’université de Chicago a donné naissance à plusieurs «écoles» dans les domaines les plus divers: sociologie, architecture, économie, etc. L’école sociologique, dite de l’écologie urbaine, a connu son apogée au cours des décennies 1920-1930, autour notamment de R. E. Park, et grâce à l’impulsion que donna W. I. Thomas, dès avant la Première Guerre mondiale, aux études de sociologie empirique. Animés par l’exigence d’une observation objective de la réalité sociale, les sociologues de l’école de Chicago ont été également soucieux de produire un savoir qui puisse servir utilement les politiques de contrôle social et de réforme. Ils se sont attachés à décrire et à comprendre les changements sociaux et culturels considérables qui accompagnent la spectaculaire croissance des villes américaines, et, en tout premier lieu, de Chicago. Leurs études de familles d’immigrants, leurs monographies de quartiers, leurs analyses des phénomènes de délinquance s’articulent à une réflexion théorique sur les processus complexes de désorganisation et de réorganisation qui affectent aussi bien les attitudes individuelles et les modes de vie que les espaces urbains eux-mêmes. Les travaux de l’école de Chicago ont influencé de façon durable la sociologie urbaine et l’étude de la délinquance, principalement aux États-Unis.Chicago et son université au début du siècleSimple bourgade composée d’une douzaine de maisons en 1830, Chicago comptait plus d’un million d’habitants en 1890, et plus de 3 millions dès la fin des années vingt. Cette urbanisation rapide, due à une situation exceptionnelle au carrefour de plusieurs grandes voies navigables et terrestres, se nourrissait d’importants flux d’immigration à longue distance, notamment en provenance de l’Europe. Le plus souvent, ces migrants étaient de langue et de culture non anglo-saxonnes (Italiens, Allemands, Polonais, Hongrois...); ils connaissaient des problèmes d’insertion d’autant plus considérables qu’ils provenaient dans leur quasi-totalité de populations paysannes, et étaient donc soumis à une rupture brutale non seulement avec leur culture nationale, mais en outre avec les rapports sociaux et les modes de vie caractéristiques des communautés villageoises.Ville du grand capitalisme – industriel, commercial, financier – et lieu par excellence du «choc des cultures», Chicago tendait aussi à devenir aux yeux du monde le symbole de la délinquance et de la criminalité – organisée ou non.Tel est le milieu humain, fait de déracinements multiples, de mobilité, d’extrême hétérogénéité sociale et culturelle, de réorganisation permanente des activités et des mentalités, qui a servi de laboratoire privilégié aux sociologues de la toute nouvelle université, née en 1892. «École de Chicago» en un double sens, donc, puisque la réflexion sur la ville, que développeront Park, Burgess, McKenzie et leurs collaborateurs, est inséparable de cette forme particulière d’urbanisation qui s’offre le plus immédiatement à leur observation.L’université de Chicago est conçue d’emblée par ses fondateurs comme une institution de grande envergure et de premier ordre, capable d’attirer par l’ambition de ses projets la générosité des donateurs et l’intérêt des meilleurs esprits. En rupture avec les traditions académiques, l’accent est mis sur l’importance de la recherche dans la mission des universitaires, sur l’obligation d’ouverture au monde extérieur, sur la contribution de la science à la solution des problèmes de la société. C’est ainsi que la sociologie se trouve présente dès la fondation de l’université, et bénéficie d’un statut comparable à celui des autres disciplines, ce qui à l’époque est encore exceptionnel. William I. Thomas, l’un des quatre premiers professeurs du département, peut être considéré comme le fondateur de l’école sociologique de Chicago, qui connaîtra son plein développement après la Première Guerre mondiale.W. I. Thomas et la fondation de la sociologie empirique aux États-UnisEntre 1918 et 1920 paraissent les cinq tomes du Polish Peasant (Le Paysan polonais ), sous la signature de W. I. Thomas et F. Znaniecki. Cette œuvre monumentale étudie les caractéristiques et les effets du courant massif d’immigration qui transplante dans les grandes villes américaines un nombre considérable de familles ou d’hommes seuls originaires des campagnes polonaises. Les Polonais nouvellement installés à Chicago constituent un groupe humain particulièrement désorganisé, sujet à de multiples formes de déviance et de délinquance. Aidé financièrement par une fondation privée préoccupée par ce «problème social», et animé par sa propre philosophie sociale réformiste, Thomas est soucieux de se démarquer des attitudes moralisatrices alors en vigueur – qu’elles soient charitables ou répressives –, et s’attache à conduire une analyse objective de la réalité sociale. Cette exigence du détour par l’observation, qui constitue pratiquement l’acte de naissance de la sociologie empirique nord-américaine, influencera également le milieu des travailleurs sociaux, qui sont nombreux en ce début de siècle à suivre les cours de sociologie de l’université de Chicago.Analyser la réalité sociale, c’est d’abord, pour Thomas, saisir la manière dont les individus perçoivent et «définissent» la situation qu’ils vivent à un moment donné. L’explication sociologique doit tenir compte à la fois des valeurs , des règles et des faits sociaux extérieurs aux individus, et d’autre part des attitudes personnelles qui sont la contrepartie subjective de ces valeurs. Valeurs sociales et attitudes individuelles se combinent pour orienter l’action de chaque personne par l’intermédiaire d’un certain nombre de désirs que seul l’environnement social peut satisfaire (désir d’expériences personnelles, de reconnaissance par autrui, de puissance, de sécurité).Pour comprendre comment chaque immigrant agit en fonction de la manière dont il vit sa situation à un moment donné, il faut collecter ou susciter en priorité les documents qui permettent le meilleur accès à la subjectivité de tout un chacun: récits autobiographiques, correspondance privée, lettres aux journaux, etc. Désignée après coup comme «qualitative» par opposition aux techniques ultérieures de l’enquête par questionnaire, la méthodologie qui se met en place avec Le Paysan polonais sera dominante dans le département de sociologie de Chicago jusqu’à la fin des années trente. Elle combine, dans des proportions variables selon les études et les auteurs, les techniques de l’histoire de vie (biographies ou récits autobiographiques), l’observation participante, les entretiens approfondis avec des informateurs privilégiés, l’analyse de divers documents administratifs et l’étude des statistiques sociales. Cette méthodologie est étroitement articulée à une théorie qui conduit à préférer l’étude de cas à l’analyse des structures abstraites, parce qu’elle est avant tout soucieuse de restituer le sens des pratiques de chaque individu, tout en l’éclairant par la connaissance du contexte social et culturel dans lequel s’inscrivent ces pratiques.Park, Burgess, McKenzie: la naissance de l’écologie urbaineAprès avoir été journaliste, globe-trotter, secrétaire d’une association de défense des Noirs du Sud, Robert E. Park entre à l’université de Chicago en 1913, à l’âge de quarante-neuf ans. Fasciné par la complexité et l’infinie diversité de la vie urbaine, il lance en 1916 un vaste programme de recherches sur la ville, qui portera d’abord sur Chicago avant d’être étendu à d’autres villes américaines.Parmi les très nombreux sujets étudiés par Park lui-même ou par ses collaborateurs, on peut citer en particulier: les phénomènes de désorganisation familiale, les trajectoires sociales et résidentielles d’immigrants, la délinquance juvénile, les marginaux et les sans-logis, les formes de vie associative, de contrôle social et de pouvoir local dans les quartiers résidentiels, la famille noire, le ghetto, l’organisation de la prostitution... Cette énumération sommaire montre assez que la constitution de la ville comme objet d’étude privilégié des sociologues de Chicago au cours des années vingt ne marque aucune coupure avec les préoccupations théoriques de W. I. Thomas – ni d’ailleurs avec ses méthodes d’investigation. La vie urbaine est faite de ruptures et de désorganisations, de mobilité et de dépaysement, et son étude passe par l’analyse de la pathologie urbaine qui accompagne souvent les phénomènes d’immigration. Comme dans les travaux de Thomas, l’observation tend à privilégier les pratiques des migrants, des mobiles, des déviants; la contribution originale – et tout à fait considérable – de ses successeurs, c’est l’élaboration d’un modèle d’analyse du phénomène urbain, cadre à la fois spatial et social de ces pratiques, et qui en retour en manifeste les effets.À l’opposé de la communauté villageoise, stabilisée sur un territoire restreint et soudée par les liens de parenté et de voisinage, la grande ville devra être conçue comme la conjonction, en perpétuelle redéfinition, d’une société hétérogène et d’un espace différencié. Par analogie avec les études portant sur les relations entre animaux ou plantes d’espèces différentes sur un même territoire, les sociologues de Chicago parlent, à propos de leurs travaux, d’écologie urbaine (ou écologie humaine). Leur objectif est de décrire et de comprendre les processus de désorganisation et de réorganisation qui affectent aussi bien les espaces urbains que les individus et les groupes qui les habitent.La ville comme configuration spatialeLa ville, communauté humaine élargie qui se nourrit en permanence de nouveaux apports, est à la fois un système d’individus et d’institutions en interdépendance, et un ordre spatial. Elle n’est pas dominée, comme la petite communauté traditionnelle, par une culture unique s’imposant fortement à tous ses membres: elle se compose au contraire d’une mosaïque de communautés et de groupes ayant chacun sa culture, son histoire et ses intérêts spécifiques. Bien plus, la société urbaine exalte et démultiplie les possibilités et les occasions de diversification, elle «récompense l’excentricité» (R. E. Park), y compris les comportements déviants quand ils sont valorisés par certaines sous-communautés. Les singularités individuelles et les anciennes spécificités culturelles sont utilisées et réaménagées par de multiples processus de différenciation, et se muent notamment en caractéristiques sociales et professionnelles. Différents et complémentaires, les individus et les groupes se distribuent dans l’espace de l’agglomération selon des mécanismes complexes de filtrage, de sélection et de regroupement. La ville est faite de zones, de quartiers, de «régions naturelles» ou «régions morales» plus ou moins étanches, si bien que la complexité de la structure urbaine peut se lire pour partie dans sa structure spatiale, elle-même en constante évolution.L’écologie animale et végétale fournit aux sociologues de Chicago un certain nombre de concepts pour caractériser les relations entre groupes sociaux et les transformations de l’espace urbain: invasion et succession (remplacement d’une population par une autre dans un quartier), symbiose (coexistence de populations différentes dans un même quartier), dominance (influence des conditions de vie du centre urbain sur les quartiers périphériques), compétition , conflit , assimilation ... À l’aide de ces catégories, E. W. Burgess et R. McKenzie construisent des modèles de croissance urbaine, fondés pour l’essentiel sur une généralisation des phénomènes observés à Chicago: la compétition pour l’usage du sol, réglée par le marché des terrains, tend à localiser dans les endroits les plus convoités, notamment au centre, les commerces et les bureaux; les zones qui entourent immédiatement le centre des affaires sont occupées en partie par des industries légères, et accueillent dans des hôtels ou des garnis les vagues les plus récentes d’immigrants; les résidences aisées se trouvent de préférence à la périphérie, à l’écart de la congestion du centre et de ses nuisances de tous ordres, dans un cadre propice à une vie familiale stable en maison individuelle.Le jeu de l’offre et de la demande de terrains n’est d’ailleurs pas le seul ressort de la différenciation en zones et en quartiers. Tout en accordant l’importance qui leur est due aux contraintes économiques, les sociologues de Chicago ne considèrent pas la division sociale de l’espace urbain comme la simple résultante des innombrables calculs avantages-coûts opérés individuellement par les divers agents. La ségrégation et l’exclusion peuvent aussi être explicitement recherchées, pour maintenir l’identité culturelle d’une communauté, ou pour garder les distances vis-à-vis de catégories sociales ou de groupes ethniques jugés indésirables. C’est que la ville entremêle sans les confondre les catégories, les cultures, les milieux sociaux qu’elle accueille ou qu’elle sécrète: en dépit de la proximité spatiale, de la confrontation des cultures, de la forte mobilité professionnelle et résidentielle des individus, la mosaïque urbaine n’évolue pas vers l’uniformité, et la distance demeure au cœur des relations sociales en milieu urbain.Le phénomène urbain comme mode de vieDans un article paru en 1938 (Urbanism as a Way of Life ), L. Wirth systématise un certain nombre d’observations antérieures en proposant un modèle de «personnalité urbaine» dont les principaux éléments sont demeurés célèbres: les relations sociales en milieu urbain tendent à être anonymes, superficielles et éphémères; par opposition aux liens interpersonnels qui unissent étroitement les membres du «groupe primaire» de type villageois, les citadins entretiennent entre eux des rapports «secondaires», c’est-à-dire segmentés, transitoires, empreints d’utilitarisme et n’engageant que partiellement les personnes; l’individu se trouve pris dans un système complexe de rôles et d’allégeances multiples; l’épanouissement de l’individu, dont les singularités sont valorisées, a pour contrepartie un nivellement, une massification des opinions et des comportements qui offrent prise, par leur instabilité, à divers types de manipulations et de contrôles sociaux. Mobiles et instables par excellence, le marginal, le sans-logis, l’étranger constituent autant de figures typiques qui permettent de penser la condition du citadin en général.Cette distance sociale qui sépare les citadins n’est pas seulement un effet de l’hétérogénéité sociale et culturelle, ni de la diversité des destins personnels. Dans la grande ville, la multiplicité même des occasions de contact impose une nécessaire «réserve», une superficialité de l’échange, qui sont les conditions de l’interaction. Le philosophe Georg Simmel, dont Park a suivi l’enseignement à Berlin, fournit le cadre théorique de ces analyses de la mise à distance comme principe même de la sociabilité en milieu urbain. «Si, en société, écrit Park, nous vivons ensemble, nous vivons aussi à l’écart les uns des autres, de sorte que les relations humaines peuvent toujours être analysées, avec plus ou moins d’exactitude, en termes de distance.»Vers la fin des années trente, l’école de l’écologie urbaine a pratiquement cessé d’exister en tant que telle. Les techniques de l’observation participante et surtout de l’approche biographique continueront à être couramment utilisées en anthropologie, mais elles s’effacent, en sociologie, devant un nouvel empirisme plus quantitatif, fondé principalement sur l’enquête par questionnaire (survey research ), et sur le souci de traduire les phénomènes sociaux en systèmes de relations entre variables.Les objets définis par l’écologie urbaine, et qu’elle s’est efforcée de traiter simultanément – parfois au prix de certaines ambiguïtés –, tendent à être reconsidérés au sein de champs scientifiques devenus autonomes: écologie factorielle et géographie de la mobilité, sociologie de la déviance et de la délinquance, étude microsociologique des situations d’interaction, etc. Les travaux de l’école de Chicago, qui ont marqué toute une génération de chercheurs, continueront alors à servir fréquemment de référence pour ces diverses disciplines, qu’il s’agisse de tester la validité de leurs hypothèses ou d’en proposer une reformulation théorique.
Encyclopédie Universelle. 2012.